Épiphanie (1)
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L'air était sec, on entendait les oiseaux chanter dehors, il y
avait dans l'air un parfum léger et agréable. Demès sortit dehors,
elle en était sûre, le printemps était là. Elle passa sa main
dans l'herbe, elle la sentait grasse, reposée par l'hiver, prête à
se pousser pour laisser sortir marguerite, pâquerettes, pissenlits
et violettes. Un léger frisson entre ses doigts lui fit même
deviner la présence de quelques fourmis, parties en éclaireuses.
Après un hiver si froid, le soleil sur sa peau était si doux, si
chaud... C'était sûr, le printemps était là ! Elle allait ôter
son vieux gilet de laine quand sa mère l'attrapa par le bras :
« Non, non, il ne fait pas encore assez chaud ! le printemps, ce
n'est pas pour tout de suite ! »
Elle n'aimait pas quand sa mère lui faisait ce genre de
remontrance. Elles savaient parfaitement toutes les deux que Demès
sentait ces choses mieux qu'elle. Comme elles savaient que c'était
Demès qui chauffait leur misérable cabane perdue au milieu des
bois, comme c'était Demès qui faisait pousser les légumes en plein
hiver ou qui faisait pondre leur poule deux fois par jour. Mais sa
mère avait tout de même besoin de se sentir un peu utile, elle
avait besoin de se sentir mère. Alors Demès remis son gilet sur ses
épaules frêles et dit à sa mère : « Oui, tu as sûrement raison.
»
Elles menaient une vie simple, toutes les deux, perdues dans une
forêt où personne ne passait jamais. Demès avait grandi là. Elle
n'avait pour famille que sa mère. Jamais elle n'avait évoqué de
père, de frère, de sœur. Et jamais elle n'avait voulu s'expliquer
sur cette absence de famille. Demès savait bien qu'il lui avait
fallut un père pour venir au monde, mais elle voyait bien que ce
sujet mettait sa mère dans un état de tristesse si profond qu'elle
serait capable de s'y perdre pour toujours et de la laisser seule.
Alors Demès s'était résignée. De toute façon, elle n'avait pas
d'autre choix, sa mère était tout ce qu'elle avait, elle ne voulait
pas prendre le risque de la perdre pour entendre parler d'un homme
qui ne s'intéressait certainement pas à elle puisqu'il n'était pas
là. Pour deux femmes qui vivaient seules dans une forêt, la vie
n'était pas facile, mais elles trouvaient dans la présence de
l'autre un réconfort et la certitude qu'ensemble, elles pouvaient
tout affronter.
Et puis malgré cette vie si difficile et solitaire, Demès
l'aimait beaucoup. Sans connaître l'animation de la ville, elle
aimait le calme de la forêt, sans savoir quels tourments, quelles
passions apportaient les cercles sociaux, car sa mère était la
seule personne avec qui elle avait des contacts, elle appréciait la
tranquillité de son isolement. Au fond de son âme, elle devinait
toutes ces choses et elle sentait à quel point elle ne voulait pas y
être mêlée. Sa mère, quand elle allait au marché en ville, y
allait toujours seule. Au début, elle avait interdit à Demès de
l'accompagner et puis à force, la jeune fille n'avait même plus posé la question. Elle gardait la maison pendant son
absence, préparait le dîner et l'accueillait chaleureusement
lorsqu'elle entendait ses pas près de la porte. Elles avaient toutes
les deux pour règles de ne croiser personne, de ne chercher le
contact avec personne, de ne jamais s'éloigner de leur cabane. Elles
étaient pauvres, elles étaient seules, depuis toujours et jusqu'à
la fin.
Jamais Demès n'avait cherché à remettre en cause cet état de
fait si rigide. Sa mère avait été très claire sur le sujet :
elles avaient été punies par les dieux. Dans une autre vie, elles
avaient commis des fautes et, même si aujourd'hui elles n'en
gardaient aucun souvenir, elles devaient payer pour leurs erreurs.
Elles vivaient ainsi pour obtenir des dieux leur rédemption. Et
Demès remplissait son devoir à la perfection.
Ce jour-là, sa mère décida de profiter du beau temps qu'elles
n'avaient pas vu depuis longtemps pour aller en ville. Elle confia la
maison à sa fille et s'éloigna dans les bois. Demès attendit
qu'elle soit un peu éloignée et retourna à l'intérieur, comme le
lui avait conseillé sa mère avant de partir. Elle n'avait rien de
spécial à faire. Elle s'assit par terre, derrière le mince et
unique carreau de la cabane, profita quelques instants de la chaleur
et puis, à force de s'ennuyer, finit par s'endormir.
Elle ferma les yeux et se mit à rêver. On venait lui poser un
objet doux et chaud dans les mains. Demès reconnu bientôt une
colombe, mais elle sentit aussi quelque chose lui glisser entre les
doigts.
-Elle saigne…
-Pas tout à fait... elle pleure du sang.
C'était la voix d'un jeune homme. Il fit une pause,
comme s'il hésitait, et puis finit par se lancer :
-Est-ce que je dois la lâcher ? Est-ce que je peux la
laisser voler ?
Il lui expliqua en détail l'ampleur de son doute. Il lui dit que
la colombe n'était qu'une facette, qu'en réalité, elle n'était
qu'une arme à feu, suffisamment chargée pour détruire en masse. Il
la soupçonnait de prendre cette apparence pour attendrir les cœurs
et obtenir ce qu'elle voulait. Il lui dit qu'en réalité, c'était
un oiseau de malheur et qu'il fallait s'en méfier au plus haut
point. On ne pouvait pas lui faire confiance.
Mais dans ses mains, l'oiseau était si doux… Il se laissait
faire, ne disait rien, il ne bougeait pas. Comment une créature
aussi frêle pouvait-elle être mauvaise ? Et même, qu'est-ce
que ça pouvait bien vouloir dire, « être mauvais » ?
Elle sentait l'oiseau dans ses mains et c'était comme s'il voulait
lui dire quelque chose...
C'est alors qu'une vague d'images surgit, elle vit des villes
réduites en cendre, une famille massacrée. Demès vit que la
tristesse était engendrée par l'abandon, la haine par la trahison,
que la colère avait donné naissance à la vengeance et que sans
empathie, sans compassion, sans pardon il était impossible de sortir
de ce cercle, de ne pas vouloir la mort de celle qui avait tué.
Demès vit un désert, un désert immense de cendre. Le soleil
s'était consumé. Il n'y avait rien que le doigt tendu d'une jeune
fille vers celle qui semblait être coupable. Demès comprit qu'elle
était responsable. Tout était sa faute. Devant elle se dressait
l'origine de tous ces malheurs, la raison de ces peine, de son
isolement.
Elle sentit alors monter en elle les mêmes sentiments. Cette
fille, au loin, avait abandonné ceux qui l'aimait, elle avait trahis
ceux qui croyait en elle, elle avait laissé débordé sa colère et
avait banni de son cœur tous les sentiments qui la ramenait encore
au temps où elle vivait encore avec les hommes. Le rêve s'éloigna
du désert et elle vit, depuis le ciel où elle s'était perchée,
que celle qui se tenait envers tant de monstruosité, c'était elle.
La colombe, c'était elle.
Dèmes ferma son poings. Ça avait beau n'être qu'un rêve, elle
ne pouvait pas laisser l'autre s'en sortir aussi facilement. Alors
s'il fallait libérer une bête sauvage pour libérer le monde d'une
monstre inhumain, elle était prête à perdre ce risque. Les dés
étaient jetés.
Demès se réveilla avec un drôle de goût dans la bouche. Elle
avait dormi trop longtemps et on rêve était vraiment bizarre. Le
soir venu, elle le raconta à sa mère dans les moindres détails.
-Ce n'était qu'un rêve, ma chérie.
-Ça m'a marquée, tout de même, et à la fin, quand je me
reconnais dans la colère et bien… je me vois, traits pour traits.
Sa mère s'arrêta net. Elle posa la pomme qu'elle ait en train de
laver et susurra, à moitié convaincue :
-Mais, Demès, tu es aveugle, ma chéris, tu l'a toujours été…
comment pourrais-tu savoir à quoi tu ressembles ?
Et Demès lui décrivit dans les moindres détails son apparences
physique qu'elle n'avait jamais vue. Sa mère blêmit, ce que Demès
ne vit pas, mais au silence qui suivit ce qu'elle venait d'annoncer,
elle comprit qu'après tout, ce rêve voulait peut-être en dire plus
que ce qu'elle ne pensait au début. Sa mère mit du temps à
retrouver ses esprits, mais après un moment, elle réussit à
raconter à Demès une histoire que la jeune fille eut bien du mal à
croire. Une fois son récit terminé, sa mère lui dit, non sans un
certain tremblement dans la voix :
-Tu devrais aller la rejoindre. Vas, pars, retrouve-la. Si tu as
fait ce rêve, c'est qu'elle a besoin de toi.
Mais Demès refusa.
-Si elle me cherche, elle saura où me trouver.
Alors Demès s'assit en tailleur et attendit que sa sœur vienne
la chercher.
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