La fille de l'air (22)

Ce n'est pas un exercice facile que je me propose de faire ce mois-ci. J'ai peut-être l'air de me répéter, mais je doute beaucoup.





Ils avaient repris leur route et se dirigeaient vers le château du père d'Ara. Ils marchaient beaucoup pour éviter de se fatiguer en ouvrant des disques ou en courant dans les nuages. Ils voulaient garder leurs forces pour la bataille finale.
- Tu ne trouves pas qu'on a été un peu durs avec lui ?
- J'aurais pu faire pire.
Ara ne semblait éprouver aucune pitié, aucun regret pour ce qu'elle avait fait. Elle devenait de plus en plus sombre ces derniers temps, Eni s'en apercevait bien. Quand la nuit commençait à tomber, elle ne disait plus rien. Elle regardait le feu qui les éclairait, et sombrait dans un silence sans bornes. Ses yeux se perdaient dans les flammes et parfois, ils les absorbaient. Elle prenait alors un air terrible et Eni ne pouvait plus la quitter des yeux ; il avait trop peur. Il avait peur pour elle plus que pour lui. Quand il l'avait rencontrée, elle avait une joie de vivre sur le visage. C'était une fille pauvre, mais une fille libre, et c'était cette liberté qui la rendait heureuse, Eni s'en rendait compte maintenant. Elle avait l'air de prendre sa mission comme une sortie forcée, un destin dont elle ne voulait pas mais qu'elle savait inévitable.
- Dis, qu'est-ce que tu comptes faire après ça ?
- Je ne sais pas...
Eni, ce soir-là, avait décidé de ne pas la laisser se perdre dans les flammes.
- Tu ne veux pas retourner dans le ville où je t'ai trouvée ? Pour courir dans les nuages... Tu dois pouvoir courir beaucoup plus haut maintenant.
Ara leva les yeux vers lui. C'est comme si elle avait oublié sa passion d'antan.
- Oui, c'est vrai... Courir dans les nuages...
Un sourire éclaircit son visage. Mais il passa.
- Oui, mais les choses ne sont plus comme avant. Je ne suis plus comme avant. Je me sens comme toi avec ta mère ; avant, je profitais naïvement, mais ce plaisir a des conséquences que ma conscience ne supporte plus aujourd'hui.
Elle laissa ses yeux retomber. Eni ne comptait pas abandonner si facilement.
- Mais je te parle d'après... Est-ce que tu ne dormiras pas mieux, après ?
- ... Si. Sûrement.
Elle le regardait d'un air triste. Et son regard finit fatalement par retourner sur les braises.
Ara savait bien qu'il s'inquiétait. Elle savait aussi qu'il avait des raisons de s'inquiéter. Ses rêves devenaient de plus en plus précis. Avant, elle voyait ce que les défuntes avaient vu. À présent, elle était de nouveau maîtresse de son corps, et ses rêves devenaient une deuxième réalité. Elle marchait à la place de ses aïeules et parfois celles-ci venaient, lui parlaient. Mais la plupart du temps, dès qu'elles ouvraient la bouche, c'était pour crier vengeance.

La nuit précédente, elle dormait dans une chambre, seule. Réveillée, elle se leva, enfila une robe rouge – sa seule robe – et frappa à sa porte pour que les gardes la laissent sortir. Elle traversa un couloir désert et arriva devant une porte de bois. Elle donnait sur la salle commune, où chacun des membres de sa famille, ainsi que les invités importants, se réunissaient pour prendre leurs repas.
Elle s'était sûrement trompée d'heure ; la salle était pleine. Il y avait toutes ses sœurs, quelques amis et des parents venus en visite, sans compter le ballet de serviteurs qui portaient les plats sur les tables.
Derrière la porte, elle les entendait rire et parler haut, mais à peine eut-elle posé la main sur la poignée qu'un silence de mort envahit tout l'espace. Elle entra et personne ne dit rien ; personne ne la regarda ; personne ne vint s'occuper d'elle. Elle s'assit à une table. Un bout de pain traînait, elle le mangea. Elle voulut tendre la main vers un pichet, mais une main plus rapide s'en saisit et le mit hors de sa portée. Elle leva les yeux et reconnut une de ses sœurs, qui faisait comme si de rien n'était. Quelques années auparavant, elle lui avait donné un surnom et l'invitait dans sa chambre pour prendre le thé...
Elle finit de mâchonner son morceau de pain, se leva, sortit et ferma la porte derrière elle. Les voix reprirent de plus belle, comme si cet interlude silencieux n'avait jamais existé. Comme si elle n'était pas entrée. Elle retourna dans sa chambre, d'où on la laisserait sortir pour le prochain repas.
Soudain, elle leva les yeux au plafond et s'aperçut que son regard se perdait dans l'immensité obscure de sa chambre. Il n'y avait pas de fenêtres, pas de jour, pour les percer. Elle prit une craie qu'elle cachait sous son lit et fit un bâton sur le mur. C'était déjà le quatrième mur qu'elle couvrait de ces petits traits blancs, rayés toutes les quatre fois. Elle s'assit sur sa chaise et regarda la flamme de la bougie qui l'éclairait faiblement. Le fantôme de la jeune fille disait, d'une voix pâle :
- À quoi ressemblent les nuages, déjà ?

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