La fille de l'air (9)

Vous attendiez la suite avec impatiente... n'est-ce pas ? n'est-ce pas... hein ?


Ara avait du mal à respirer, ses blessures la faisaient atrocement souffrir, mais les questions qu'elle avait à poser à Eni étaient plus pressantes. Elle ne pouvait pas attendre.
-J'ai pas trop la force de parler, là... alors c'est toi qui va parler. T'es qui... tu viens d'où... pourquoi t'es venu chez moi ? T'as un intérêt à parler suffisamment longtemps... pour que je reprenne mon souffle... jusqu'à la question suivante.
Eni ouvrait toujours des disques, Ara sur ses épaules depuis qu'ils étaient partis. Il en traversa un dernier et fit une pause. Ce n'était pas de tout repos.
-Quand on arrivera, avec tous ces cercles d'ouverts, je n'aurai pas le courage de te raconter tout ça, alors on fait une pause et on parle maintenant. De toute façon, on a une petite longueur d'avance.


« J'habite dans un pays voisin. Ma mère était une fille publique, comme on dit... je suis le fils d'un de ses clients. Je pense qu'elle savait de qui je suis le fils, mais pour elle, je n'étais que son fils à elle, elle n'a jamais voulu me donner de nom. Elle m'a élevé en me disant que je n'avais pas de père et puis c'est tout. Quand elle était enceinte, beaucoup de ses amies lui ont conseillé de "me faire passer", pour reprendre le boulot plus vite, pour ne pas perdre de ses charmes pendant sa grossesse et puis parce qu'un gamin, ce n'est jamais bon pour les affaires. Elle m'a dit que dès l'instant où son ventre était assez rond pour qu'elle me sente grandir, elle avait déjà l'impression d'avoir plus qu'un enfant... Je suis né et j'ai grandi dans la minuscule chambre qui nous servait de maison. C'était une mansarde sous un toit. Ça ne m'empêchait pas d'aimer ma mère. Elle a eut une chance extraordinaire : le type pour qui elle bossait l'a laissée partir quand elle a trouvé un travail réglo, offert par un commerçant de la ville qui avait pitié d'elle et de moi. Le patron avait dû sentir qu'elle ne lui rapporterait plus rien : sa grossesse et ma naissance l'avaient énormément fatiguée. Elle était jeune quand elle est tombée enceinte, mais ça l'a énormément fatiguée, beaucoup de gens croyaient que c'était ma grand-mère, et c'est ce qu'on a fini par dire, ça nous évitait les histoires...
Oui, je sais, ce n'est pas ça qui t'intéresse... Dès mon plus jeune âge, j'ai commencé à faire des choses que les enfants normaux ne font pas. J'arrivais à me retrouver sur les toits, je traversais les rivières sans passer par le pont, des choses comme ça...  Un jour m'a mère m'a surpris : j'étais en train de marcher en direction d'une fenêtre qui menait au toit. Bien sûr, je n'avais pas d'échelle. Elle m'a supplié de garder ça pour moi. Son visage de ce jour-là, je crois que je ne l'oublierai jamais. Depuis, j'ai pris l'habitude de ne le dire à personne. En fait, à part ma mère, je crois que tu es la seule à être au courant.
-Qu'est-ce que... tu sais faire d'autre ?
-Je sais ouvrir des portails et marcher dans les airs. Je n'ai jamais essayé de rien faire d'autre. Ma mère m'a prévenu : elle me disait que ce dont j'étais capable ne se limitait qu'à mon imagination. Il faut croire que je ne suis pas très imaginatif...
-Pourquoi... le mariage... ?
Ara était très elliptique, mais Eni compris tout de suite où elle voulait en venir. Pourquoi s'était-il présenté devant son père et pourquoi l'avait-il demandée en mariage ? Le ton avec lequel Ara prononça ces mots montrait bien l'absurdité qu'elle donnait à la situation. Elle trouvait ça ridicule qu'il soit romantique comme au xviiie siècle.
-Les jours, les mois, les années sont passées, j'ai grandi. Et puis un jour, il y a un type, un de ces troubadours, qui passent dans les villages et racontent des histoires extraordinaires, qui est arrivé. Il a raconté ton histoire Ara : il a dit qu'il y avait une princesse malheureuse dans un château affreux qu'on gardait prisonnière parce qu'elle était capable de renverser son propre père. Bien sûr, tout le monde a cru que ce n'étaient que des racontars, d'autant plus que le conteur n'a donné aucun nom, ni le tien ni celui de ton pays, ni celui de ton père... Moi, j'ai senti la vérité derrière son récit. Je suis parti. Ma mère était folle de chagrin, mais elle savait que ça allait arriver. Elle est morte après mon départ, de tristesse sûrement.
-Comment tu peux en être... sûr ?
-Je l'aime comme on peut aimer une mère, elle a sa place dans mon cœur, et aujourd'hui, je crois qu'il y a un creux à cet endroit-là, c'est pour ça que je suis sûr qu'elle est morte. Mais c'est sûrement la meilleure chose qui lui soit arrivé. Elle ne m'a jamais parlé de sa vie avant ma naissance, mais les gens parlent, et à défaut d'être imaginatif, je suis curieux... Non, il n'y a rien à regretter. Je suis certain qu'elle serait très heureuse de voir que j'ai trouvé quelqu'un comme moi qui court dans les nuages.
-Oui, justement...
Ara s'impatientait. Elle se concentrait déjà assez pour ne pas hurler de douleur, elle aurait beaucoup apprécié qu'Eni ne s'éternise pas et aille droit au but.
-Oui, le mariage. J'ai voyagé dans tous les royaumes voisins, et j'ai posé des questions aux gens sur l'histoire de la famille royale de leur pays. C'étaient souvent des histoires qui n'avaient rien à voir. Je n'en savais pas vraiment plus le jour où je suis arrivé à la capitale, la ville où habite le roi... Comme tout le monde, je savais que vous étiez douze (mais apparemment j'étais mal renseigné sur ce point également...) et que vous étiez toutes promises à de riches mariages, à de grandes destinées en tant que reine, duchesses, comtesses et j'en passe. Ça me fait sourire quand j'y pense. Je me suis présenté devant le roi en haillon, c'est lui qui m'a donné ces habits. J'aurais dû sentir le piège venir... En fait, ce qui m'a poussé, c'est cette histoire de fugue. Parce que, quand j'ai entendu dire que la plus belle de toutes les princesses, la plus riche de toutes les infantes, la plus puissante de toutes les femmes du royaume avait fuit, je n'ai pas bien compris. Pourquoi vouloir fuir tous ces palais ? Toutes ces richesses ? La plupart des gens te traitaient d'illuminée,  mais moi, elle me faisait un drôle d'effet cette histoire. Ils pouvaient dire ce qu'ils voulaient, je ne les croyais pas. »

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